15/03/2009
les yeux de Michaux
LES YEUX (in "La nuit remue" )
Là je vis les véritables yeux des créatures, tous, d'un coup; enfin!
Les yeux de la drague, les yeux de lait du ventre, les yeux d'encre, les yeux d'aiguille de l'urètre, l'œil roux du foie, les yeux de mer de la mer, l'œil de beurre des tonneaux, l'œil d'ébène du menton, l'œil englouti de l'anus, les yeux à plis, l'œil fessu des femmes acrobates, les yeux d'huile, les yeux de drap des mondains, la classe moyenne aux yeux de meuble, le pianiste aux yeux de frites, les yeux de soupe, les yeux lointains de l'artillerie lourde, les yeux de betterave de la foule, les grues aux yeux de menthe, l'œil bifteck de la cinquantaine, des yeux de haute taille, et les regards montaient comme une brume.
Et ils se mirent à bouger, car ils étaient devenus autonomes.
Il y avait là des yeux grimpeurs, il y avait les bêcheurs (chassieux), et la terre se mettant dans leur chassie les surchargeait continuellement; ils la secouaient constamment, qui tombait comme un paquet de tripes, ou comme bras à la guerre.
Il y avait les yeux planteurs et attentifs qui circulaient sur de hauts pédoncules, des yeux gourmands bourrés de marrons, des yeux comme des péritoines, enfin, à l'écart, toujours fins et fignolants, des yeux de lotus jolis à ravir.
Des yeux cornés qui y allaient carrément, et se buter contre un mur n'était pas pour les enrayer; des yeux à cinq rangs de paupières qu'ils abaissaient successivement en les comptant suivant l'hommage plus ou moins impor¬tant qu'ils devaient à chacun; les yeux de velours, les yeux poilus, l'œil-aluminium de l'avenir, l'œil eunuchoïde écœurant et à poches; les yeux innombrables des Flises reines-marguerites de la vision; l'œil monté sur botte (il bascule lentement comme un gyroscope et est englué dans une sorte de séreuse); les yeux à clous qui se blessent eux-mêmes continuelle¬ment, les yeux des Bélines qui ne songent qu'à se tremper, à faire de l'eau et à mouiller tout ce qui est en dessous; les yeux des Corvates, tout en dents et qu'il faut engraisser sans relâche, les yeux écornifleurs qui ne vivent que sur les sentiments des autres, les yeux concaves, les yeux à la prunelle conique, les yeux empierrés, les yeux mères et d'autres qui allaitaient déjà.
Certains étaient gros comme des ballons de football, d'autres très hauts sur pattes, d'autres pas plus gros que des yeux de fourmis.
Tout ça est bon pour la marmite, dit une voix.
La plaine fut aussitôt raclée et nettoyée et plus rien ne subsista, que le sol obscur qui était de l'argile.
Puis, un peu après, d'autres yeux se mirent à apparaître. Ils affleuraient d'abord timidement. Bien vite, ils furent nombreux.
Des yeux lourds, des yeux ternes d'où sortaient les mites, des yeux à dentelles et à falbalas, des yeux à pendeloques, des yeux pleins d'écume en train de se raser (la partie droite déjà nette, rasée de près, et bonne à poudrer); les yeux explosibles dont tous les autres s'écartaient vivement, criant « poudre! » sans un mot de plus, les yeux volatiles qui partaient au moindre vent pour des pays lointains, et leurs amis s'accrochaient vainement à eux, en les implorant, emplissant le lieu d'une lamentation telle que l'on se serait cru sur Terre.
Les yeux aquatiques où l'épinoche fait son nid, l'œil saugrenu, l'œil à peigne, l'œil trombone, l'œil à soufflets, et partout des carcasses d'yeux vidés par les oiseaux de nuit, des dépôts d'yeux frais qu'on venait de sortir des caves, les yeux malheureux se frottant d'une craie toujours renaissante, les yeux bouleversants de vide-poches, des yeux cadenassés où n'entre rien, et les yeux secrets qui vivent dans les mares.
De grosses bandes d'yeux échassiers poursuivaient les yeux ronds et courts sur pattes, les boulant vivement devant eux, jusqu'à les faire se prendre au loin, tout d'un coup, dans une ligne de barbelés qu'on n'avait pas vue et qui stoppait tout. Comme le bêlement d'un mou ton qui est fort, mais qui s'arrête quand le loup est là.
Tout ça est bon pour la marmite, criait à ce moment la voix.
Les yeux étaient enlevés, la plaine était balayée, la plaine redevenait nue.
Puis, petit à petit, elle se repeuplait; d'yeux toujours différents, de races nouvelles; de toutes les structures, des fignolés comme des minarets, des pleins comme des tambours, des rouges comme des cerises, de toutes sortes, emplissant la plaine rapidement, à petits bouillons, puis tout d'un coup, à nouveau : Tout ça est bon four la marmite, disait la voix.
Et la plaine était immédiatement léchée et lisse, et prête à être réensemencée.
Ah! cette nuit!
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4 commentaires:
Je passe juste pour un clin d'oeil.
tiens ! un clin d''oeil passe .... chut !
Tiens! on m'appelait la "taupe au regard perçant!"
J'ai été éblouie...dorénavant je porterai des oeillières.
voila un beau titre de conte
"l'histoire éblouissante de la taupe qui avait un regard tellement perçant qu'on lui mit des oeillères .. et ce qui s'ensuivit"
Kafka en aurait fait quelque chose de génial !
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